
Comme chaque année, RIPESS sera présent à la 113e Conférence internationale du travail (CIT) de 2025, qui se tiendra du 2 au 14 juin à Genève. À cette occasion, elle participera en tant qu’observatrice aux côtés de ses alliés stratégiques, WIEGO et INSP!R, et suivra les débats sur l’économie des plateformes et la transition vers l’économie formelle. Cet événement, organisé par l’Organisation internationale du travail (OIT), rassemble des délégations de gouvernements, d’employeurs et de travailleurs des 187 États membres, dans le but d’établir des normes internationales et de débattre des politiques clés dans le domaine du travail.
Dans ce contexte, nous publions notre document de position : Réappropriation l’Économie des Plateformes par la Solidarité Sociale.
I. Le problème : la précarité à dessein
L’essor de l’économie de plateformes a transformé le monde du travail. Présentées comme une solution d’efficacité, de commodité et de flexibilité, les plateformes numériques de travail sont devenues essentielles à la prestation de services dans tous les secteurs – du transport et de la livraison de nourriture au travail domestique et au freelancing numérique. Toutefois, cette transformation ne s’est pas accompagnée d’une amélioration parallèle des normes du travail. Au contraire, la plupart des travailleur·euse·s des plateformes sont confrontés à une précarité, une insécurité et une exclusion croissantes.
Sous couvert d’innovation, de nombreuses plateformes ont reclassé les relations de travail afin d’éviter les obligations liées aux salaires, aux avantages sociaux ou aux protections. Les travailleur·euse·s sont qualifiés d' »entrepreneur·e·s indépendant·e·s », ce qui les prive de droits de négociation collective, de garanties de salaire minimum ou d’accès à la protection sociale. Les algorithmes agissent comme des gestionnaires invisibles, répartissant le travail, fixant les salaires et contrôlant les performances sans avoir à rendre de comptes. La nature opaque et asymétrique de ces systèmes exacerbe la vulnérabilité des travailleur·euse·s et porte atteinte à la dignité du travail. L’économie de plateforme peut également être une source de perpétuation du double fardeau des rôles de genre ou d’autres formes de discrimination. Une perspective d’intersectionnalité doit être incluse pour sensibiliser aux différentes formes sous lesquelles l’économie de plateformes peut créer des barrières numériques.
L’arbitrage souvent évoqué entre flexibilité et protection a été utilisé pour justifier l’érosion des droits du travail, mais cette formulation est trompeuse et néfaste. La flexibilité ne doit pas nécessairement se faire au détriment de la sécurité. Les travailleur·euse·s peuvent et doivent bénéficier de modalités de travail flexibles dans un cadre qui garantit un travail décent, un salaire équitable et la dignité.
Dans les contextes où la réglementation est inexistante ou peu claire, la situation devient encore plus critique. Des tensions apparaissent souvent entre les travailleur·euse·s des plateformes et les travailleur·euse·s traditionnels du même secteur, tels que les transporteurs agréés ou les employés de maison, ce qui entraîne des conflits, de la méfiance et une fragmentation sociale. Ce vide réglementaire ne fait pas qu’exacerber les inégalités, il entrave également les possibilités d’une transition numérique inclusive.
II. Le travail équitable en tant que critère d’équité
L’initiative Fairwork est devenue un point de référence essentiel pour l’évaluation et l’amélioration des conditions de travail dans l’économie de plateformes. Elle identifie cinq principes universels pour un travail équitable sur les plateformes :
- Rémunération équitable – garantir que les travailleur·euse·s reçoivent au moins un salaire décent.
- Conditions équitables – fournir des environnements de travail sûrs et des mécanismes permettant de réduire les risques.
- Contrats équitables – rendre les termes et conditions clairs, transparents et accessibles.
- Gestion équitable – garantir une procédure régulière, l’équité et la responsabilité dans les pratiques de gestion.
- Représentation équitable – garantir le droit des travailleur·euse·s à s’organiser et à se faire entendre.
Ces principes ont contribué à faire évoluer le discours du déterminisme technologique vers une approche de la responsabilité centrée sur l’humain. Ils fournissent un cadre que la société civile, les gouvernements et les plateformes elles-mêmes peuvent utiliser pour identifier les lacunes, pousser à la réforme et promouvoir les meilleures pratiques. Mais pour transformer véritablement l’économie des plateformes, ces repères doivent être intégrés dans un paradigme plus large qui donne la priorité aux valeurs plutôt qu’au profit.
L’économie des soins et le travail domestique sont historiquement des emplois occupés par des femmes, et ils ont été grevés par l’informalité, la pauvreté, l’exclusion et la non-reconnaissance. Les femmes se sont organisées pour faire face à cette exclusion, d’abord sous la forme de l’ESS, et maintenant par l’utilisation de plateformes de solidarité numérique pour améliorer à la fois leur travail et leur représentation.
III. De l’analyse comparative à la construction : L’ESS et le coopérativisme de plateformes comme voies vers une économie numérique juste
L’économie sociale solidaire (ESS) offre une alternative holistique et fondée sur les droits au modèle extractif du capitalisme numérique. Elle promeut une économie au service des personnes et de la planète, favorisant l’équité, la durabilité et la coopération plutôt que la maximisation de la valeur actionnariale.
Dans le contexte de l’économie de plateformes, l’ESS considère les plateformes numériques comme des biens communs – des infrastructures numériques créées, gouvernées et soutenues collectivement par les communautés et les travailleur•euse•s qui en dépendent. Cette réorientation fait passer le travailleur d’un rôle passif à un rôle actif de co-concepteur, co-créateur, co-gestionnaire et co-contributeur – en bref, un co-propriétaire – inscrivant les plateformes dans une logique participative, ancrée dans la communauté.
L’une des expressions opérationnelles les plus claires de l’ESS dans le domaine numérique est le coopérativisme de plateformes. Cette approche offre une alternative structurelle aux modèles d’affaires numériques dominants, en permettant la création d’entreprises démocratiques, centrées sur les travailleur•euse•s, à partir de la base. Enracinées dans les principes coopératifs, les coopératives de plateformes rendent opérationnelles des approches non extractives et communautaires du travail numérique. Ces principes ne sont pas simplement des idéaux éthiques ; ils servent de lignes directrices concrètes et réalisables pour construire des plateformes qui sont gouvernées par les personnes qui en dépendent et qui doivent leur rendre des comptes.
Le mouvement mondial du coopérativisme de plateformes – soutenu par des réseaux de travailleur•euse•s, d’activistes et de chercheur•euse•s, y compris des initiatives telles que le Consortium du Coopérativisme de Plateformes de The New School – a contribué à articuler cette vision. Grâce à la recherche, au plaidoyer et à la coordination internationale, il a renforcé les arguments en faveur de la propriété numérique démocratique et inspiré le développement de coopératives de plateformes dans le monde entier.
On suppose souvent que les coopératives de plateformes ne fonctionnent qu’à une échelle modeste. Toutefois, cette hypothèse ne tient pas compte du fait que plusieurs coopératives de plateformes numériques desservent déjà des bases d’utilisateurs vastes et diversifiées, ce qui prouve que les modèles coopératifs peuvent effectivement fonctionner à une échelle considérable. Leur impact n’est pas défini uniquement par leur taille, mais par les valeurs qu’elles institutionnalisent – la démocratie, l’équité et le contrôle collectif.
En outre, la question centrale n’est pas simplement la propriété des « outils » numériques – un terme qui peut sous-estimer la complexité et la fonction de ces systèmes – mais plutôt la gouvernance des infrastructures numériques elles-mêmes. Ces plateformes médiatisent le travail, coordonnent des collectifs décentralisés et soutiennent des écosystèmes fédérés. Elles doivent être comprises comme des réponses d’action collective à la dynamique extractive de l’économie de plateformes dominante, résistant à la fois à la cooptation des principes coopératifs et à la logique d’exploitation des intermédiaires corporatifs.
Ensemble, le cadre de l’ESS et le coopérativisme des plateformes tracent une voie au-delà de la critique. Ils incarnent une vision de l’avenir numérique démocratique, ancrée dans la propriété partagée, la gouvernance inclusive et les économies solidaires.
IV. Recommandations politiques
Afin de soutenir une économie numérique juste, inclusive et durable fondée sur la solidarité, le RIPESS appelle aux orientations politiques suivantes :
- Intégrer les principes du travail équitable dans les normes de travail nationales et internationales, en veillant à ce que tou·te·s les travailleur·euse·s des plateformes aient accès à des conditions de travail décentes. Au-delà des mandats légaux, les entreprises leaders des chaînes d’approvisionnement mondiales et locales devraient être encouragées à adopter les critères de Fairwork dans leurs politiques d’approvisionnement, en créant une responsabilité en amont et en tirant parti du pouvoir des acheteurs pour améliorer les normes de travail dans l’ensemble de l’économie des plateformes.
- Reconnaître les travailleur·euse·s des plateformes comme des travailleur·euse·s au sens du droit du travail, en leur accordant tous les droits du travail, l’accès à la protection sociale et la liberté d’organisation. La clarté juridique doit être établie afin d’empêcher la classification erronée des travailleur·euse·s et de faire respecter les droits fondamentaux du travail dans les environnements de travail numériques.
- Soutenir le développement des coopératives de plateformes par le biais d’un financement ciblé, d’un renforcement des capacités, d’incitations fiscales et de l’inclusion dans les cadres de marchés publics. Il est essentiel que ce soutien soit étayé par une réforme législative, y compris la modernisation des lois sur les coopératives afin de refléter les besoins des entreprises numériques et transnationales. Une attention particulière devrait être accordée à la possibilité d’incorporer des coopératives à vocation mondiale, en particulier dans les pays du Sud, où les cadres juridiques actuels peuvent exclure l’adhésion internationale. La parité juridique avec les entreprises de plateformes dominantes doit également être assurée, afin que les modèles coopératifs ne soient pas désavantagés en termes d’accès au capital, aux marchés ou aux environnements réglementaires.
- Promouvoir les infrastructures numériques ouvertes et les biens communs numériques par des investissements publics soutenus dans des écosystèmes technologiques interopérables, inclusifs et contrôlés par la communauté. Ces efforts doivent être concrétisés par des cadres numériques publics qui permettent aux coopératives et aux plateformes communautaires de s’interfacer efficacement avec l’infrastructure numérique. Sans cet échafaudage, le développement de capacités autonomes – telles que des systèmes algorithmiques dirigés par des coopératives ou des services publics numériques – restera hors de portée, ce qui accentuera la dépendance à l’égard des plateformes extractives des entreprises.
- Garantir une gouvernance participative dans la réglementation des plateformes, y compris une contribution significative des travailleur·euse·s et des communautés à l’élaboration des règles des plateformes, à la prise de décision algorithmique et à la gouvernance des données. Les structures participatives doivent être institutionnalisées et non simplement consultatives, reconnaissant les groupes concernés comme des co-gouverneurs et non comme des parties prenantes passives.
- Intégrer l’économie sociale et solidaire dans les stratégies de transition numérique, en la positionnant comme un pilier central des politiques de relance post-pandémique, d’emploi des jeunes, d’économie solidaire et de transition écologique. L’ESS ne doit pas être considérée comme une alternative marginale, mais comme une voie de transformation permettant d’assurer un développement numérique inclusif, durable et fondé sur les droits.
V. Conclusion: : Se réapproprier l’avenir numérique
L’économie de plateformes est devenue un trait caractéristique de notre époque. Elle reflète non seulement les transformations technologiques, mais aussi les valeurs et les structures de pouvoir qui façonnent nos sociétés. Accepterons-nous une économie numérique fondée sur la précarité, l’opacité et l’exclusion, ou saisirons-nous l’occasion de reconquérir les infrastructures numériques pour en faire des outils de justice, de démocratie et de solidarité ?
Cette question est devenue encore plus urgente. Des rapports récents ont révélé que l’infrastructure numérique soutenant la société civile internationale est gravement menacée, les plateformes et outils clés utilisés par les ONG, les réseaux coopératifs et les mouvements de base risquant de s’effondrer ou d’être cooptés. Si ces espaces disparaissent, les architectures fragiles de la solidarité et de la résistance mondiales disparaîtront avec eux.
L’avenir du travail – et l’avenir de la démocratie – dépend de notre capacité à construire des systèmes numériques non extractifs et ancrés dans la communauté. Les travailleur·euse·s, les communautés et les coopératives doivent être à l’avant-garde de cette transformation, en réimaginant les règles, les modèles de propriété et les structures de gouvernance de l’économie de plateformes. L’ESS offre la boussole, et le coopérativisme de plateformes le véhicule, pour construire cet avenir.
Il est temps d’aller au-delà de la critique et de s’orienter vers un changement systémique. Une économie numérique solidaire n’est pas seulement possible, elle est urgemment nécessaire.
Rien sur nous sans nous, surtout dans l’économie des plateformes
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