
22 juin 2025
Contre toute attente, la campagne de plaidoyer menée par le RIPESS avec ses alliés gouvernementaux du Nord et du Sud, et avec le soutien Groupe de travail interinstitutions des Nations Unies sur l’économie sociale et solidaire (UNTFSSE), a réussi à intégrer l’économie sociale et solidaire (ESS) dans le nouvel agenda mondial pour le financement du développement, au terme de négociations très âpres qui ont parfois failli échouer.
Le 17 juin 2025, les États membres de l’ONU ont approuvé, lors de la dernière session du Comité préparatoire intergouvernemental de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement (FfD4), un document final intitulé « Compromiso de Sevilla » qui sera transmis pour adoption formelle lors de la Conférence FfD4 qui se tiendra à Séville, en Espagne, du 30 juin au 3 juillet 2025. Le document a été approuvé par consensus, à l’exception des États-Unis, qui ont annoncé leur décision de se retirer du processus, notamment parce que l’administration américaine actuelle s’oppose aux objectifs de développement durable (ODD) – un programme historique adopté à l’échelle mondiale en 2015 qui a mobilisé le monde entier pour transformer les économies, les sociétés et les systèmes de gouvernance afin d’éradiquer la pauvreté, de réduire les inégalités et de passer à des modes de développement justes et durables d’ici 2030.
Depuis plusieurs années, l’ONU constate que la réalisation des objectifs de développement durable (ODD) prend beaucoup de retard, voire régresse, et répète que le statu quo n’est pas une option. Le mouvement mondial de l’ESS, notamment le RIPESS, d’autres réseaux d’ESS, des partenaires gouvernementaux et le UNTFSSE, défend depuis longtemps l’idée que l’ESS, en promouvant une gouvernance démocratique/participative et la primauté des personnes et de la planète sur le profit et le capital, est un moyen stratégique de mise en œuvre des ODD qui peut contribuer à corriger le cap de manière significative. Ce mouvement a abouti à l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) de la résolution 77/281 en 2023, intitulée « La promotion de l’économie sociale et solidaire au service du développement ». Cette résolution reconnaît la contribution de l’ESS aux multiples dimensions du développement durable et encourage la mise en œuvre d’une série de politiques aux niveaux local, national, régional et mondial, notamment pour relever les défis financiers auxquels sont confrontées les entités de l’ESS afin de développer et d’étendre leur contribution au développement durable. En particulier, la résolution « encourage les institutions financières multilatérales, internationales et régionales ainsi que les banques de développement à soutenir l’économie sociale et solidaire, notamment au moyen d’instruments et de mécanismes financiers existants et nouveaux adaptés à tous les stades de développement». La résolution de suivi de l’AGNU A/RES79/213 de décembre 2024 « Encourage en outre les États membres à examiner comment l’économie sociale et solidaire pourrait contribuer ou être associée aux rencontres multilatérales à venir, notamment la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement [FfD4]».
Sur cette base, le RIPESS a commencé à travailler avec le Mécanisme de la société civile pour le FfD4 afin d’intégrer ces recommandations dans le processus de négociations. L’UNTFSSE a ensuite chargé le RIPESS de prendre les devant sur des actions de plaidoyer auprès des principaux gouvernements favorables à l’ESS, avec le double objectif : (1) de faire reconnaître la nécessité de soutenir l’ESS au même titre que les micros-, petites et moyennes entreprises (MPME) traditionnelles ; et (2) d’obtenir des recommandations visant à mobiliser les ressources des institutions financières pour soutenir l’ESS, comme le demandent les résolutions de l’AGNU.
Les résultats obtenus par l’ESS dans le document final du FfD4
Grâce à des efforts concertés avec des alliés gouvernementaux du Nord et du Sud dans un contexte de négociations très tendu, cet objectif a été atteint de manière inattendue dans les clauses suivantes du Compromiso de Sevilla :
- Section I. Un nouveau cadre mondial de financement du développement : Paragraphe 21. « Nous investirons dans les secteurs productifs, la création d’emplois décents à grande échelle et le développement des compétences afin de permettre à tous de bénéficier d’une croissance économique inclusive, équitable et durable. Nous allons […] faciliter la croissance des micros, petites et moyennes entreprises (MPME), des coopératives et de l’économie sociale et solidaire […] ».
- Sous la section II.B. Entreprises et finances privées nationales et internationales : Paragraphe 32.h) : « Nous encourageons le soutien aux entités de l’économie sociale et solidaire, y compris l’accès à une aide financière et non financière adaptée de la part des institutions financières locales, nationales et internationales. »
Pour les pays en développement qui ont déjà intégré l’ESS dans leurs plans et stratégies de développement durable, mais qui ont besoin d’un financement public extérieur pour soutenir ces objectifs nationaux, la clause suivante offre un immense potentiel, comme le prévoient déjà les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies, même si l’ESS n’y est pas mentionnée explicitement :
- Sous la section II.A. Ressources publique nationale : Paragraphe 30.b) : « Nous encourageons les BMD [banques multilatérales de développement] et les partenaires de développement à renforcer leur soutien financier et technique aux BPD [banques publiques de développement] nationales dans leurs efforts pour fournir des financements à long terme et à faible coût afin d’investir dans le développement durable. Nous encourageons également les BMD et les autres institutions dedéveloppement à travailler de manière systémique en renforçant leur coopération et leur coordination avec les banques nationales de développement, afin de soutenir les priorités et les plans nationaux. »
Le RIPESS vient de publier le document de travail intitulé « Mise en œuvre des Recommandations de l’ONU sur le Financement de l’Économie Sociale Solidaire : Propositions pour une approche organisationnelle intermédiaire générique» qui présente dans les grandes lignes comment ces recommandations des Nations unies pour financer l’ESS peuvent atteindre les communautés locales de la manière la plus efficace et la plus démocratique possible, grâce à une approche organisationnelle générique d’intermédiation qui soutient le développement des écosystèmes de l’ESS aux niveaux national et territorial. Le document répond à la nécessité de relier, d’une part, les efforts des BMD et autres BPD qui se regroupent autour du mouvement Finance in Common Summits (FiCS) pour s’aligner sur les ODD, et, d’autre part, les recommandations des Nations Unies appelant ces institutions à soutenir l’ESS comme moyen de contribuer à la réalisation des ODD. Cette approche sera discutée avec les BMD et les autres BPD à Séville et au-delà, notamment lors d’un événement parallèle sur l’«Intégration de l’Économie Sociale et Solidaire dans l’Agenda du Financement du Développement et son Suivi» organisé par le RIPESS, le Fonds Mondial pour le Développement des Villes (FMDV) et le UNTFSSE, en collaboration avec le ministère du Travail et de l’Économie sociale de l’Espagne, l’Unité solidaire du ministère du Travail de la Colombie et le Réseau ibéro-américain des gouvernements pour la promotion de l’économie sociale et solidaire (RIFESS).
Divisions Nord-Sud non résolues sur les questions macro-systémiques
Le Compromiso de Sevilla comporte d’autres avancées qui vont dans le sens de l’ESS, telles que l’augmentation des investissements dans l’économie des soins, l’investissement dans la création d’emplois décents à grande échelle, l’extension des systèmes/socles de protection sociale, y compris « unappel à la communauté internationale pour qu’elle aide les pays en développement à assurer un financement prévisible, adéquat et ininterrompu, à des conditions appropriées, de la protection sociale et d’autres dépenses sociales essentielles en cas de chocs et de crises » (paragraphe 54,h). Il y a également un « appel aux acteurs concernés pour qu’ils développent des marchés de gestion des risques complète et d’assurance, avec des solutions pour les petits exploitants agricoles, y compris les femmes agricultrices, les coopératives, les micros, les petites et moyennes entreprises et les autres parties prenantes, afin de les protéger contre les risques liés à la production, la volatilité des prix, les effets des catastrophes et les effets néfastes des changements climatiques ». Paragraphe 32.e). Des mécanismes de partage des risques ont été mis au point par des entités de l’ESS, mais il reste à voir si les « acteurs concernés » seront principalement motivés par la recherche du profit, ou s’ils mettront en œuvre dessolutions fondées sur une véritable solidarité, ce qui nécessiterait probablement un financement public du développement dont l’intervention ne devrait pas être conçue pour socialiser les risques afin de protéger les profits de la finance privée.
Plus fondamentalement, le document final de la FfD4 est loin de traiter de manière adéquate les causes profondes des défaillances macro-systémiques de l’architecture financière internationale qui affectent directement et indirectement les perspectives de faire progresser l’agenda du développement durable dans son ensemblel, y compris le développement de l’ESS. Deux sujets en particulier prennent les devants: (1) inverser la « course vers le bas » mondiale en termes de capacité des gouvernements nationaux à garantir que les particuliers fortunés et les grandes entreprises paient leur juste part d’impôts dans les juridictions où ils résident et opèrent ; et (2) remédier à l’aggravation des crises de la dette souveraine qui ont des effets dévastateurs sur un nombre croissant de pays en développement (mais qui paralysent également un certain nombre de pays développés, comme la Grèce), en raison des mesures d’austérité imposées par les créanciers pour rembourser des dettes insoutenables ou illégitimes.
La nécessité d’une convention-cadre des Nations unies sur la coopération fiscale internationale
Un nombre croissant de pays, tant au Nord qu’au Sud, ont adopté des lois et des cadres politiques visant à soutenir l’ESS dans le cadre de leurs plans et stratégies globaux de développement durable. Cependant, de nombreux pays, en particulier dans les pays du Sud, manquent de ressources pour mettre en œuvre leurs plans nationaux, en grande partie à cause de la concurrence fiscale effrénée qui règne à l’échelle mondiale. Le RIPESS soutient le processus intergouvernemental lancé lors de l’Assemblée générale des Nations unies en novembre 2024 en vue d’une convention-cadre des Nations unies sur la coopération fiscale internationale. La résolution lançant ce processus a été présentée par le Nigeria au nom du Groupe africain. La résolution a été adoptée par 125 pays, 46 abstentions et 9 votes contre (Argentine, Australie, Canada, Israël, Japon, Nouvelle-Zélande, République de Corée, Royaume-Uni et États-Unis). Les opposants à la résolution font valoir qu’elle ferait double emploi avec les efforts déployés dans d’autres instances (à savoir l’OCDE), même si ceux-ci se sont révélés insuffisants et inadéquats, en particulier pour les pays en développement qui ne sont pas représentés à l’OCDE. Le RIPESS s’est joint à l’appel du Mécanisme de la société civile pour le FfD4 pour garantir qu’une telle convention des Nations uniesjuridiquement contraignante inclue « des engagements à une réforme mondiale de l’imposition sur les grandes entreprises ; une répartition équitable des droits d’imposition entre les pays ; l’imposition des personnes fortunées ; la coopération fiscale en matière de défis environnementaux ; et le renforcement des liens entre la fiscalité et le respect des obligations des États en matière de droits humains».
La nécessité d’une convention-cadre des Nations unies sur la dette souveraine
RIPESS se joint aux appels lancés par d’autres organisations de la société civile et la plupart des pays en développement en faveur d’une convention-cadre des Nations unies sur la dette souveraine (ci-après dénommée « Convention des Nations unies sur la dette »). RIPESS soutient l’objectif d’une Convention des Nations Unies sur la dette, tel qu’énoncé par le Mécanisme de la société civile pour le FfD4, qui comprendrait, entre autres, « un mécanisme multilatéral équitable et transparent de règlement de la dette souveraine, afin d’assurer une restructuration et une annulation suffisantes de la dette pour que les pays emprunteurs puissent remplir leurs obligations internationales en matière de droits humains, atteindre les ODD, garantir l’égalité des genres et mettre en œuvre les mesures climatiques nécessaires ».
Les efforts visant à établir une Convention des Nations unies sur la dette, ont été clairement minés par la plupart des pays riches qui, même sans les États-Unis, se sont opposé aux demandes des pays en développement et se sont contentés d’un « compromis » qui se limite à un langage édulcoré stipulant simplement que : « nous lancerons un processus intergouvernemental au sein des Nations unies, en vue de formuler des recommandations pour combler les lacunes de l’architecture de la dette et explorer les options permettant d’assurer la viabilité de la dette, notamment en organisant un dialogue entre les États membres des Nations unies, le Club de Paris et d’autres créanciers et débiteurs officiels, ainsi que le FMI et la Banque mondiale, d’autres banques multilatérales de développement, les créanciers privés et d’autres acteurs concernés. » Paragraphe 50.f).
Même avec cet engagement dilué à lancer un processus intergouvernemental des Nations unies qui ne peut que formuler des recommandations, presque tous les pays développés ont émis des réserves sur le paragraphe 50.f), invoquant notamment la « duplication » avec les forums et processus existants. La « duplication » (ou « double emploi ») est le mot clé utilisé par les pays riches qui ne veulent pas que le système plus démocratique des Nations unies s’immisce dans les questions macroéconomiques, y compris la gouvernance des crises de la dette souveraine. Un délégué d’un pays développé a déclaré qu’il n’était pas nécessaire de créer de nouveaux processus pour trouver des solutions, mais plutôt de travailler sur les solutions existantes en vue de les améliorer – même s’il est évident que les solutions existantes continuent à mener à des crises de la dette, qui se sont encore aggravées ces dernières années. Un autre délégué a fait valoir que cette duplication pourrait nuire à « la cohérence de l’architecture financière internationale », alors que l’objectif même de la Conférence FfD4 était de réformer l’architecture financière internationale afin de la rendre plus cohérente avec les ODD et, devrait-on ajouter, avec les obligations des Nations unies en matière de droits humains, qui incluent le principe de « non-régression » ! Liz Nelson, du Tax Justice Network, a déclaré : « Cette position cruelle et inutile adoptée par un petit groupe de nations riches, qui retarde considérablement l’établissement d’une convention des Nations unies sur la dette, aura des conséquences humaines dévastatrices pour les populations du Sud. »
Pour RIPESS, la question de la dette souveraine ne devrait pas être un sujet de division entre le Nord et le Sud. Le fait que les pays riches soient réticents à adopter une solution durable dans le cadre d’un processus onusien plus démocratique montre que leurs gouvernements, sur cette question du moins, défendent les intérêts financiers transnationaux plutôt que ceux de leurs propres peuples. Par exemple, de nombreuses populations dans les pays européens ont subi des mesures d’austérité afin de se conformer à des ratios dette/PIB fixés de manière arbitraire, comme l’illustre de manière cruelle la manière dont la crise de la dette grecque a été gérée par l’Eurogroupe (le groupe informel des ministres des Finances de la zone euro) et le FMI, qui ont imposé leurs mesures en violation directe des résultats d’un référendum démocratique voté par le peuple grec ! De plus en plus de populations dans les pays en développement sont confrontées quotidiennement à ce type d’injustice.
De plus, les questions de dette et de fiscalité sont étroitement liées : même dans les pays riches, des mesures d’austérité sont imposées aux programmes sociaux, sous prétexte que l’augmentation des emprunts dégraderait la notation du pays et augmenterait les paiements d’intérêts, tandis que l’augmentation des impôts sur les grosses fortunes et les grandes entreprises entraînerait un « exil fiscal »et la délocalisation de ces entreprises. Les principes de l’ESS approuvés par l’AGNU au niveau microéconomique – qui placent « la primauté de l’humain et de la finalité sociale sur le capital» – devraient également s’appliquer au niveau macroéconomique. La primauté de l’humain et de la planète sur les exigences des créanciers devrait être inscrite dans une Convention des Nations unies sur la dette.
Regard vers l’avenir
Si les luttes pour ces réformes urgentes de l’architecture financière internationale doivent se poursuivre, même dans le difficile contexte géopolitique actuel,
fpour le mouvement mondial de l’ESS, le Compromiso de Sevilla ‘représente une reconnaissance importante et marque une étape vers la mise en œuvre des recommandations de la résolution 79/213 des Nations unies dans le cadre de l’Agenda du financement du développement.
Le potentiel et la légitimité que l’Assemblée générale des Nations unies a conférés à la mobilisation des énormes ressources des BMD et autres BPD en faveur de l’ESS sont clairement établis. Cependant, le rôle stratégique de l’ESS dans la contribution à la réalisation des ODD reste, dans l’ensemble, sous le radar du mouvement mondial des BPD qui cherche à s’aligner sur les objectifs de durabilité. Il s’agit de tirer parti du fait que les BMD et autres BPD ont été des « partenaires institutionnels » officiels des processus du FfD depuis le début et qu’ils sont désormais appelés à jouer leur rôle d’« institutions financières nationales et internationales » pour soutenir l’ESS, notamment en facilitant « l’accès à une aide financière et non financière adaptée ».
La note politique de l’UNTFSSE pour le FfD4 « Financement du développement : libérer le potentiel de l’économie sociale et solidaire » et, plus en détail, le document de travail du RIPESS « Mise en œuvre des Recommandations de l’ONU sur le Financement de l’Économie Sociale Solidaire : Propositions pour une approche organisationnelle intermédiaire générique» offrent des moyens pratiques de mettre en oeuvre cet agenda à partir de la base dans les années à venir.
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Note :Toutes les citations extraites de le Compromiso de Sevilla incluses dans ce document sont des traductions non officielles réalisées à partir du texte original en anglais.